Monday 29 April 2002

GIGAJAPON

Pourquoi le Japon? Parce que le Japon est le réglage par défaut de l'imaginaire du futur.(1)

En 1998 j'ai invité Catherine Osborne, écrivaine, critique d'art et co-éditrice du magazine d'art torontois Lola, à organiser une exposition d'art contemporain japonais pour les Cambridge Galleries. Mme Osborne a vécu à Tokyo entre 1989 et 1994, où elle a travaillé comme journaliste en arts visuels pour la revue Tokyo Journal et pour le quotidien national de langue anglaise The Daily Yomiuri. Elle a été témoin de l'escalade rapide de l'intérêt que la société japonaise portait alors à la culture, conséquence d'une expansion économique phénoménale désormais connue comme l'époque de l' « économie à bulles ». Durant cette période, on construisait de nouveaux musées, on faisait d'extravagants achats d'œuvres d'art à titre personnel et les collections privées s'enrichissaient à un rythme frénétique. Les artistes japonais jouissaient d'une attention sans précédent dans le monde occidental.

À leur manière, les Cambridge Galleries ont contribué, elles aussi, à ce japonisme renouvelé. Elles furent à l'origine de l'exposition Waves: Contemporary Japanese Fibrework, présentée dans ses locaux en 1993.(2) Waves a amené au Canada dix artistes textiles japonais dont l'œuvre s'inspirait de l'artisanat japonais traditionnel tout en étant influencée par les développements de l'art contemporain international. Depuis lors, une nouvelle culture populaire japonaise s'est infiltrée en Amérique du Nord. Les anime (animations d'action et de science-fiction) et les manga (bandes dessinées pour adultes) ont développé un statut de culte underground; les dessins animés japonais pour enfants, dont Sailor Moon et Pokemon, et les jeux vidéo tels que Nintendo et Play Station ont fait fureur au Canada et aux États-Unis. Véritable phénomène qui n'a pas tardé à attirer l'attention des journalistes et des regroupements de parents préoccupés par le sens de cette imagerie et par son emprise hypnotique sur les esprits influençables des jeunes.

À travers son expertise industrielle et technologique, le Japon s'implantait progressivement en Occident depuis le début des années 1980. Dans le domaine des biens et produits électroniques, les sociétés japonaises étaient en tête de file et menaçaient la dominance de marché dont jouissaient jusqu'alors les industries de l'automobile nord-américaine et européenne. Le Japon est venu à être identifié non seulement avec la production de technologies de pointe, mais aussi avec la valorisation d'un mode de vie éminemment technologique.(3) Pour plusieurs jeunes Occidentaux new wave des années 1980, pour ces jeunes qui s'opposaient au roots revival des décennies précédentes, le Japon, en tant que concept, était perçu comme étant analogue à un rythme de vie accéléré et à une culture techno-futuriste à la fois séduisante et menaçante.(4)

Les sociologues japonais étaient fascinés, eux aussi, par le sens et les implications de la révolution culturelle de leur pays. À la fin des années 1970, le terme shinjinrui (nouveau type d'êtres humains) a été créé pour décrire une génération hédoniste d'éternels adolescents.(5) Celle-ci finançait son mode de vie matérialiste avec des emplois dans les domaines de la publicité, de l'informatique, de la production vidéo, de la télévision et du jeu. L'importance du pouvoir d'achat des consommateurs fut identifiée comme la cause de cette infantilisation sociale. Les médias et la publicité, affirmait-on, plaisaient à l'enfant en chacun de nous, et la rapidité avec laquelle changeaient les technologies imposait un régime d'adaptation et d'apprentissage continus afin, simplement, d'être au fait. Cela eut pour effet de créer des êtres provisoires et sans racines -- de nouveaux humains ne vivant que dans l'univers de la représentation. Le fétichisme des noms de marque et la consommation de biens de luxe qui prirent d'assaut l'Occident au milieu des années 1980 (tels que pratiqués par les yuppies et ses variantes terminologiques) découlent peut-être de cette façon branchée et de ce mode de vie bien japonais.

Une nouvelle appellation pour ce mode de vie, otaku, s'est imposée à la fin des années 1980. Comparable au nerd ou au geek nord-américains, l'otaku japonais est le terme par excellence pour désigner les collectionneurs obsessionnels d'anime, de manga, de jeux vidéo et autres objets de la culture pop. Le comportement obsessif de l'otaku le rend socialement disgracieux; il évite l'intimité et le contact physique auxquels il préfère la communication médiate par réseaux électroniques interposés. En tant que phénomène social, les otaku ont été définis comme « un produit du surcapitalisme et de la société de surconsommation ».(6) Affranchis des filiations culturelles traditionnelles, « accros » des énergies fantasmatiques de la culture pop, et « atomisés » par les réseaux électroniques et les technologies numériques, les otaku ne seraient pas seulement un modèle problématique de la culture japonaise du XXIe siècle, mais pourraient être aussi, comme le suggère William Gibson, une composante du réglage par défaut de notre futur.(7)

Les artistes retenus par Catherine Osborne pour GIGAJAPON ne sont pas otaku; ils agissent plutôt comme miroir, leurs œuvres étant le reflet de la culture qui a engendré ledit phénomène. Elles traitent de consommation, de vie urbaine, de gratification instantanée, de vitesse, de foule, de shopping, de sexe, de désir, de célébrité, d'anonymat et d'excès -- des conditions associées au monde contemporain en général, tout en étant incarnées dans le Japon urbain. Il se peut, comme l'artiste Takahashi Murakami a confié à son propre sujet, que ces artistes soient des « otaku ratés », incapables de générer suffisamment d'enthousiasme obsessionnel, ou alors inaptes à mémoriser quantité de vétilles. Mais il se peut aussi qu'ils soient tout simplement plus enclins au contact avec les gens qu'à la dissociation, plus enclins à satiriser et à critiquer la culture de masse qu'à s'y soumettre.(8)

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L'imagerie de Risa Sato est « mignonne » (kawaii, comme disent les Japonais). Elle compte des formes gonflables, rondes et à croquer, affectueuses ou endormies; des tricycles à têtes bulbeuses et une tunique de performance en tapis moelleux assortie d'une grosse tête sphérique. Chacune de ses figures affiche une ligne horizontale en guise de bouche et deux lignes ou petits cercles à l'emplacement des yeux. « Miaulant », à la manière des chatons, est l'adjectif qui vient à l'esprit lorsqu'on tente de définir ces personnages quasi humains, sortes d'animaux. Leurs visages rappellent des nourrissons, des créatures qui se blottissent, qui se pelotonnent et qui font vibrer les cordes sensibles. Ils ont pour logique le kitsch, notamment ces objets -- des jouets en peluche, des porte-clefs, des tee-shirts, etc. -- que collectionnent les jeunes filles et les adolescentes comme expressions et symboles du féminin nourricier.

En règle générale, la relation que nous entretenons avec l'imagerie kitsch tient du solipsisme. L'objet est à la fois expression et objet d'affection. En retour, l'image kitsch exprime son amour de façon inconditionnelle. Les personnages à l'œuvre dans les performances et les installations de Risa Sato sont conçus non pas tant à des fins d'autogratification, qu'à des fins de communication entre inconnus. Dans Risa Campaign Vol. 10 (fig. 14), le personnage à grosse tête fait ses courses au marché, discute avec les fermiers et offre des tours de charrette aux personnes âgées.(9) Ainsi costumée, l'artiste devient la scoute parfaite. Circulant sur l'un des tricycles hybrides lors de performances de Risa Campaign Vol. 8 (fig. 12), elle s'attire de l'affection sociale : « Comme c'est mignon! ». Lorsqu'elle emporte un des tricycles à San Francisco pour des retrouvailles avec sa mère qu'elle avait perdue de vue, elle l'assoit à table pour le dîner, tel l'« enfant intérieur » sans nom, l'enfant qui ressent encore la douleur et la confusion d'une séparation. Lorsque, affublée du « personnage à dos » gonflable de Risa Campaign Vol. 6, elle suit une visite commentée de New York à bord d'un bus à impériale pendant laquelle elle exprime l'exubérance d'être en vacances.

Fidèle à sa logique de brouillage des frontières entre l'art et la culture populaire, l'artiste lance une marque de porte-clefs, de presse-papiers et de figures d'action la représentant, elle, ainsi que sa distribution de personnages douillets. Risa Sato n'est pas la seule artiste au Japon à recourir à la vente au détail et à la cession de licences pour promouvoir son œuvre.(10) La commercialisation d'imagerie par des artistes japonais constitue d'une part une référence ironique à la relation entre l'art actuel et la culture pop qui l'a engendré et de l'autre, une stratégie économique.

À travers ses installations, ses performances et son marketing, Risa Sato est parvenue à dépasser les relations d'onanisme et de solipsisme généralement associées aux manga, otaku et kawaii. Ses Campaigns (campagnes) sont des œuvres d'art au service du contact humain élémentaire et constituent l'expression d'un spectre d'émotions humaines. Globalement, son œuvre aborde les problèmes et les possibilités de la communication et du contact humain dans l'univers des représentations de ce siècle.

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Une part importante de l'œuvre de Tsuyoshi Ozawa traite de la présentation institutionnelle de l'art. Dans Museum of Soy Sauce, l'artiste a parodié l'histoire de l'art japonais à travers une série d'installations modelées sur le musée anthropologique. La Nasubi Gallery était une galerie parallèle ou un centre d'artistes autogéré dans une boîte à lait installée dans des arbres, sur des réverbères ou dans des magasins. L'artiste invitait des collègues à y présenter des expositions miniatures. Plus tard, la Nasubi Gallery est devenue la Ai Ai Gallery, une galerie commerciale dans une boîte à lait portée comme sac à dos. Muni d'un télé-avertisseur, le porteur ou galeriste du sac à dos Ai Ai Gallery avait comme tâche de « livrer » la galerie (et son contenu) au client qui le contactait.

Avec la Ai Ai Gallery (fig. 10), Ozawa traite de front le dilemme de l'artiste, nommément, comment produire des œuvres noncommerciales, à contenu critique dans une culture de consommation. À Ginza, le quartier des galeries commerciales de Tokyo, le système de location onéreux reste inaccessible à une majorité d'artistes et ne sert finalement qu'à ceux qui ont les moyens d'exposer leurs œuvres c'est à dire de présenter leur art dans un cadre potentiellement rentable. La galeriste Judy Freya Sibayan conçoit la galerie miniature comme une critique de la cité moderne : une ville monopolisée par le capitalisme à travers les médias, une ville dont les populations sont socialisées exclusivement en tant que consommateurs, une ville qui déniche ici et là des lieux et des véhicules pour l'activité culturelle critique et expérimentale.(11) Qui plus est, Mme Sibayan attribue à la galerie miniature une « économie d'échelle » et une « écologie ». Par opposition à une galerie conventionnelle, précise-t-elle, « les ressources d'une micro-galerie sont conservatrices : on la visite, on prend connaissance de son contenu dans l'intimité sur la base d'une relation d'individu à individu vécue au sein d'une infrastructure limitée au corps humain. La galerie n'est pas enracinée en un seul lieu; elle est mobile, nomade »(12) Les galeries portatives, comme la Scapular Gallery Nomad de Mme Sibayan et les Nasubi Gallery et Ai Ai Gallery d'Ozawa, constituent en soi des actions prises par des individus sans ressources économiques substantielles, par des individus insatisfaits du statut quo de la culture de consommation et qui éprouvent un sentiment de révolte et d'aliénation devant l'appétit insatiable des sociétés affluentes dont le gaspillage et les dégâts écologiques sont connus. Il n'en demeure pas moins que la Ai Ai Gallery traduit également un effort de la part de l'artiste pour générer des revenus, dans l'esprit, par exemple, de Risa Sato qui est parvenue à rentabiliser ses images. Cela, malgré le fait qu'en tant qu'entreprise commerciale, la Ai Ai Gallery, comme le reconnaît ouvertement Ozawa, fut un échec.(13)

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Dans un monde où l'identité est intrinsèquement liée à la représentation, chaque image peut être mesurée suivant son lien potentiel avec le regardeur : « cette personne est comme moi » ou « j'aimerais être comme cette personne » ou encore « je déteste cette personne ». Les images donnent de la crédibilité à notre existence, elles sont nos modèles ou nos boucs émissaires. Le pouvoir de l'image est tel que l'existence en soi pourrait être remise en cause si elle n'était pas représentée. Ainsi s'explique, par exemple, le désir pathologique de célébrité ou de glamour, où l'on n'existe véritablement qu'à travers une représentation publique.

L'artiste Hiroyuki Matsukage est aussi graphiste, journaliste, photographe et musicien. Ensemble avec Muneteru Ujino, il joue dans le groupe glam rock Gorgerous. Les différentes activités de Matsukage se chevauchent et se complètent. Ses expositions sont souvent documentées par des catalogues dont il a lui-même conçu le graphisme et sont régulièrement accompagnées par des spectacles de Gorgerous, dont les CD portent également sa griffe de designer. Par ailleurs, il rédige des comptes rendus de films et de manifestations de culture populaire pour des magazines. Matsukage est le prototype de l'individu postmoderne, se réalisant dans un univers composé exclusivement de représentations -- dans son cas, à travers la production, le design, le packaging, l'interprétation et la critique d'images.

Dans plusieurs de ses photographies, Matsukage s'inclut lui-même en tant qu'acteur et sujet. Pour Man's Back and Woman's Face (1999) il recrée la scène de coït du film Hiroshima mon amour d'Alain Resnais, s'attribuant lui-même le rôle de l'architecte japonais Lui. Avec cet hommage, Matsukage, le cinéphile, l'amoureux des femmes et de la Nouvelle Vague du cinéma français, exprime son enthousiasme pour un genre étranger tout en affirmant son identité japonaise. Bien qu'on puisse trouver des précédents à cette œuvre parmi les productions à base photographique en Occident, il est possible de l'envisager comme une extension de l'album art (design et packaging de disques) ou de la vidéo-clip, où l'artiste est souvent représenté en train d'interpréter les fantaisies ou la passion de la musique.
Star (fig. 8 & 9), une installation interactive de Matsukage, témoigne de l'intérêt constant de l'artiste pour les notions de célébrité et d'identité. Star fait référence à la plus connue des contributions japonaises à la culture populaire, le karaoké, où, sur fond sonore préenregistré, les participants chantent des chansons à la mode à l'aide de textes vidéo et d'incitatifs visuels. Les chanteurs de karaoké peuvent prendre la place de leurs idoles pop, devenir temporairement les stars qu'ils admirent, et exprimer devant un auditoire les sentiments qu'ils leur attribuent. L'installation de Matsukage, cependant, ne fournit aucun incitatif visuel ni textuel, exccepté la photographie panoramique d'un auditoire de femmes acclamant. Chez lui, les prétendues idoles pop ne sont pas tenues de connaître des chansons ou des mélodies populaires. Le simple fait de vocaliser dans le microphone déclenche des applaudissements, et plus la vocalise est forte, plus forts, aussi, sont les applaudissements. Star ne nécessite aucun talent, aucune mémoire, aucune technique; crier dans le microphone suffit pour provoquer une réaction d'adoration. Cette installation est ce qu'il y a de plus proche de la goutte d'amour intraveineuse et du renforcement positif. Elle procure une gratification instantanée : « Vous voulez de l'adoration? En voici, c'est pour vous! ». Star dit «Aimez-moi parce que je suis. Aimez-moi pour rien ».

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Comme les Campaigns de Risa Sato, comme aussi Star de Matsukage, la sculpture en vinyle de Takahiro Fujiwara promet l'amour inconditionnel. L'œuvre de Fujiwara découle d'un intérêt pour les jouets d'adultes, pour les vibrateurs et les poupées gonflables; pour les produits de la célèbre industrie du sexe de Tokyo. Elle a d'ailleurs été comparée « au genre de choses que l'on retrouve suspendues au plafond d'un Love Hotel ».(14) Les jouets sexuels gonflables, semble-t-il, pourraient être l'application la plus réussie de la sculpture figurative de notre époque. Quant à l'intérêt de Fujiwara, il réside plus précisément dans l'interaction réelle et imaginée avec ces objets. À l'image du jouet sexuel, ses sculptures sont pénétrables sur les plans à la fois métaphorique et physique. Dans une optique plus profonde, cependant, l'artiste se demande si l'expérience onaniste ne va pas plus loin que la titillation élémentaire, si elle ne renvoie pas en quelque sorte à la vie intra-utérine :

Il se peut que nos cellules retiennent leur expérience « d'homo aquacole », une existence dans une capsule liquide, la matrice. La sensation agréable que l'on éprouve en se laissant porter par l'eau constitue sans doute le premier et plus grand plaisir de la vie.(15)

La recherche de Fujiwara ne se limite pas à l'expérience du plaisir, mais inclut également la conscience que nous avons de notre envie de plaisir. Une composante importante de plusieurs de ses œuvres est la connexion entre spectateurs : par exemple, lorsque des visiteurs de galerie ayant chevauché sa sculpture vibratoire peuvent se voir dans une glace, ou encore, lorsqu'un visiteur peut contrôler les vibrations de la fève gonflable sur laquelle un autre visiteur est monté. Dans le même esprit, il a aussi fabriqué des judas à travers lesquels les uns peuvent observer les autres en train de se divertir. Le voyeurisme dans ces œuvres, est autoréflexif, réfléchissant de la sorte le véritable visage d'une culture de la gratification instantanée. Les reflets et les judas de Fujiwara donnent à voir des gens se stimulant et se gratifiant eux-mêmes; ils demandent « Vous reconnaissez-vous? Aimez-vous ce que vous voyez? ».

L'installation Beans-BALLOONS (fig. 1 à 3) de Fujiwara réunit deux énormes ballons en forme de jelly beans, l'un rose, l'autre bleu. Ces deux fèves en vinyle sont constituées d'une membrane extérieure et d'une membrane intérieure, plus petite, et percée d'une ouverture permettant aux visiteurs de s'aventurer en son centre. S'inspirant de l'« anatomie » du jouet sexuel gonflable, avec ses orifices simulés, les Beans-BALLOONS sont pourvus de cavités suffisamment larges pour recevoir un adulte de tout son corps. Clairement, l'intention renvoie à l'expérience d'immersion de la vie intra-utérine, un retour à ce « premier et plus grand plaisir de la vie », comme l'indique Fujiwara. Ces jelly beans géants évoquent également des gros comprimés de sucre en provenance d'un futur possible, où le plaisir parmi tous viendrait sous forme de gélule; un autre bien de consommation, mieux encore qu'une télé grand écran à haute résolution, véritable « centre de divertissement domestique » que celui-là.

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De Yuki Kimura, le grand triptyque photographique Tobacco # 3, Enemies Big and Small (fig. 7) ressemble à un panneau publicitaire pour une marque américaine de cigarettes. Deux paquets de cigarettes sont superposés sur l'arrière d'une tête de femme à queues de cheval, ces dernières évoquant la jeune femelle sexuellement désirable. Le rapprochement entre cette œuvre et l'image d'un panneau d'affichage a pour effet de susciter un questionnement quant aux notions d'identité, d'authenticité et de désir dans un contexte de publicité et de consommation : comment, par exemple, peut-on concevoir des représentations contemporaines de femmes et de la sexualité qui soient distinctes de l'iconographie publicitaire actuelle? Sommes-nous capables d'identifier le sexe et le désir en l'absence des produits qu'ils promeuvent, ou en tant qu'expérience distincte du prochain mode de vie tendance?

Manifestement chargées de sexualité, les photographies de Kimura demeurent néanmoins énigmatiques. Dans le diptyque Girl Sitting Left and Right (fig. 4), deux photographies, en apparence identiques, d'une fille aux pieds pansés, assise sur une chaise de bureau les mains posées sur les genoux, laissent voir qu'elles ont été prises en contre-plongée, depuis un point de vue à ras le plancher. Les distorsions causées par cette perspective en « vue d'escargot » nous offrent l'image d'une personne aux grands pieds endommagés, sans bras apparents et avec une petite tête aux traits flous. Par la distorsion de proportions, par la démesure des pieds et de la tête, Kimura propose un corps surtout sensible, qui sent plus qu'il ne pense. La distinction entre les deux photographies réside en un léger écart des genoux. Le changement de position est à ce pointminime qu'on ne s'en aperçoit qu'après un second regard, plus attentif. La cognition, semble suggérer cette œuvre, existe après tout.

Par contraste, la photographie Uniform (fig. 5) montre une jeune femme assise, vêtue d'un habit de marin pour écolière, faisant dos à l'appareil photo et écartant les jambes de manière explicite : sorte de mise en scène du fantasme mâle de la jeune écolière. Le diptyque B&B Nao (fig. 6) oppose l'image d'une jeune femme apparemment enceinte, étendue sur un lit à une autre image de la même jeune femme dans une position identique, tenant cette fois un ballon de basket à l'emplacement du ventre maternel distendu. Provocant et entendu, son regard rappelle la bravade sexuelle de l'Olympia de Manet. D'une manière à la fois subtile, flagrante et humoristique, Yuki Kimura se joue des images conventionnelles de la femme, se joue aussi des attentes culturelles à son endroit; soit de notre perception des femmes en tant que partenaires limités dans l'initiation et l'expression du désir sexuel, en tant qu'objets du fétichisme mâle pédophile, en tant que playmates prêtes et disponibles, portant leur équipement athlétique sous leurs jupes.

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Saki Satom s'enregistre sur support vidéo dans des situations de groupe. Sa présence dans l'œuvre, combinée à des interventions techniques sur le plan de la vitesse, de la direction et de la continuité de l'enregistrement, nous incite à réfléchir sur l'expérience sociale. M. Station Run et M. Station Backward (fig. 15) sont deux vidéogrammes réalisés dans le métro proverbialement achalandé de Tokyo. Dans le premier, portant une pancarte « ne pas dépasser », l'artiste rejoint d'autres voyageurs dans la course frénétique pour assurer la connexion entre deux trains. Elle court dans un sens avec un groupe de voyageurs, puis dans le sens inverse, avec un autre groupe. La vidéo est présentée en boucle, de façon à rendre la course continue et incessante, rythmiquement répétitive et absurde.

M. Station Backward présente l'artiste portant la même pancarte « ne pas dépasser », marchant dans une station de métro parmi d'autres voyageurs qui semblent marcher à reculons. Rapidement, on s'aperçoit que c'est en fait l'artiste qui marche à reculons et que la direction de la bande vidéo a été inversée. Ces images continuent, néanmoins, d'exercer leur fascination, bien après la révélation de l'effet d'illusion. Ici, des voyageurs se précipitent dans des escaliers qu'ils montent à reculons, là, ils tournent des coins regardant en direction opposée et parvenant, par magie, à ne pas se heurter. Nous admirons la démarche concentrée et un peu gauche de l'artiste, et nous imaginons bien à quel point il doit être difficile de créer cette illusion. Nous observons les voyageurs, leur course et les regards rapides qu'ils lancent par-dessus l'épaule à l'artiste. Mais plus encore, nous nous identifions à Saki Satom qui, pour un temps, marche à contre-courant d'une ville entière. Qui n'a pas fait l'expérience de se sentir désynchronisé, à côté de ses pompes, empruntant une direction alors que le reste du monde est engagé dans une autre.

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Les artistes retenus par Catherine Osborne pour cette exposition présentent un portrait du Japon urbain, de la ville moderne et, par extension, de la cité du futur. Celle-ci est une seule métropole, reliée par réseaux numériques à la surface entière du globe, avec des liens progressivement ténus à l'histoire et à la géographie. Elle est la ville virtuelle transnationale avec sa culture visuelle hybride, promouvant des modes de vie prêts à consommer et ses divertissements spectaculaires. Pour chaque enchantement que nous offre ces artistes -- l'éclat graphique des photographies de Yuki Kimura, la légèreté colorée des Beans-BALLOONS de Fujiwara, le charme des Campaigns de Risa Sato, la minuscule et parfaite galerie dans un sac à dos d'Ozawa, la magie hypnotique des vidéos de Saki Satom, le simple plaisir de jouer à la Star de Matsukage -- naît également une conscience troublante de comment l'amour, le désir et le plaisir peuvent être traqués, nivelés et mis en marché. Sommes-nous toujours des citoyens actifs, des participants au débat autour du bien public? ou sommes nous en voie de devenir de simples consommateurs qui ne comparent plus que les prix et la qualité de leurs plaisirs? Notre croyance en l'autonomie personnelle semble quelque peu pathétique face aux vidéos de Saki Satom. Ce qui reste de notre individualité, ce « moi » authentique, pourrait aisément se loger dans la Ai Ai Gallery d'Ozawa. Errerons-nous loin de nos claviers, comme le triste personnage de Risa Sato, à la recherche de contacts humains, ou battrons-nous en retraite dans une bulle amniotique d'autogratification? Notre capacité réelle d'expression personnelle s'affirmera-t-elle au-delà du choix de chansons sur le menu mélodique du karaoké, ou sera-t-elle finalement réduite à l'ouverture et à la fermeture de nos cuisses?

Gordon Hatt, 2002

Traduction d'anglais par Jennifer Couëlle


1. William Gibson, The Observer, Londres, le dimanche 1er avril, 2001, http://www.observer.co.uk/life/story/0,6903,466391,00.html.

2. Waves: Contemporary Japanese Fibrework, organisée par Alan Elder et Kiyoji Tsuji, 2 mai-12 juin 1993, The Library & Gallery, Cambridge.

3. Le Japon est devenu un synonyme pour les technologies du futur, pour les écrans, pour les réseaux, pour la cybernétique, la robotique, l'intelligence artificielle, la simulation. [] Si le futur est technologique et si la technologie s'est japonisée, le syllogisme suggérerait alors que le futur, lui aussi, est maintenant japonais. » D. Moreley et K. Robins, Spaces of Identity, Global Media, Electronic Landscapes and Cultural Boundaries, Londres, Routledge, 1995, p. 168, cité dans Volker Grassmuck, Man, Nation & Machine, The Otaku Answer to Pressing Problems of the Media Society, texte traduit d'une conférence prononcée à la Jan van Eijk Akademie, Maastricht, 2000, http://waste.informatik.hu-berlin.de/Grassmuck/Texts/otaku00_e.html.

4.  Parmi les exemples de japonisme dans la musique pop américaine et britannique des années 1980, l'on retrouve l'album Japanese Whispers de The Cure, les chansons I think I'm turning Japanese des Vapours, Mr. Roboto de Styx et Big In Japan d'Alphaville, de même que les groupes Japan et Big In Japan.

5.  Voir Volker Grassmuck, « 'I'm alone, but not lonely': Japanese Otaku-Kids Colonize the Realm of Information and Media », Mediamatic, Amsterdam,1990, http://waste.informatik.hu-berlin.de/Grassmuck/Texts/otaku.e.htlm et Grassmuck, Man, Nation & Machine.

6.  Yamazaki Koichi cité dans Grassmuck, « I’m alone, but not lonely ». 

7.  William Gibson, ibid.

8.  Journal of Contemporary Art Online, interview avec Takahashi Murakami à Brooklyn, New York, le 24 février 2000, traduction anglaise par Mako Wakasa et Naomi Ginoza, http://www.jca-online.com/murakami.html.

9.  Le personnage à « grosse tête» est peut-être inspiré de Kogepan (pain brûlé), un personnage populaire créé pour un livre d'enfants japonais. L'histoire veut que Kogepan ait été laissé trop longtemps au four et qu'il soit triste parce que personne ne veut le manger.

10.  Takahashi Murakami, par exemple, présente sa marchandise sur Internet, http://www.narakami.com/data/index_shop.html .

11.  Vivant aux Philippines, Judy Freya Sibayan est la directrice et propriétaire de la Scapular Gallery Nomad, une galerie prête-à-porter faite de poches scapulaires contenant les œuvres de différents artistes.

12.  Judy Freya Sibayan, « The Museum of Soy Sauce Art, Scapular Gallery Nomad, and the Nasubi Gallery », A
Guidebook to Tsuyoshi Ozawa’s World, pp. 24-25, Tokyo, Isshi Press, 2001.

13.  Tsuyoshi Ozawa, « Ai Ai Gallery », A Guidebook to Tsuyoshi Ozawa’s World, Ibid., p. 48.

14.  Kengo Nakamura et Tom Vincent, interview avec l'artiste, Network Museum & Magazine Project, 1998, http://www.dnp.co.jp/museum/nmp/nmp_i/interview/fujiwara/fujiintro.html.

15.  Ibid.